Les yeux dans les yeux : regard sur la nouvelle exposition de Kiki Smith

Margaux Buyck. Du 10 mai au 30 juin 2012, l’artiste de renommée internationale Kiki Smith revient pour la quatrième fois consécutive à la galerie Lelong de Paris pour présenter sa nouvelle exposition : Catching Shadows.

Au cours de ces dernières années l’œuvre de Kiki Smith, artiste d’origine allemande, vivant et travaillant à New York, a fait l’objet d’importantes rétrospectives au sein de prestigieuses institutions telles que le Museum of Modern Art (New York), le Walker Art Center (Minneapolis), la fondation Querini Stampalia (Venise), le Kunstmuseum Krefeld ou encore la fondation Joan Miró… Cette reconnaissance n’a fait qu’asseoir et enraciner la réputation de l’artiste étant devenue au cours de ces trente dernières années une des figures incontournables et singulières de l’art américain.

Les 80’s/ 90’s : le corps au centre de la création artistique.

C’est au cours des années 80/ 90 que Kiki Smith se fait remarquer. Souvent qualifiée d’ultra-féministe, elle s’intègre totalement au mouvement « du retour au corps » de la fin des années 80. Pour elle, le corps est notre dénominateur commun et la scène de notre désir et de notre souffrance. Elle souhaite exprimer par lui qui nous sommes, comment nous vivons et nous mourons.  Le résultat est à la fois brutal et poétique : Kiki Smith prend aux tripes ses spectateurs avec des œuvres représentant de manière obsessionnelle la silhouette humaine (très souvent féminine), des fragments de corps ou encore les processus corporels. Certaines de ses œuvres, comme la sculpture ShitBody (1992) d’une femme en position fœtale suivie d’une trainée d’excréments ou encore Sans titre (1992) représentant une silhouette humaine debout dont le ventre ouvert laisse se répendre au sol les organes internes, lui vaudront le titre d’artiste trash. Or, son travail redonne un souffle nouveau à la sculpture figurative. Kiki Smith montre le mystère mais aussi la vulnérabilité du corps. Elle fait de ses sculptures un exutoire des passions et des souffrances humaines.

On peut à ce titre évoquer une sculpture d’argile datant de 1992 intitulée Untitled, qui met en scène une femme assise, les genoux repliés sur la poitrine, la tête basse dont le dos est parcouru de profondes entailles. La souffrance intériorisée par cette figure accroupie est parfaitement traduite par la glaise qui offre un réalisme surprenant et cruel à la sculpture.

L’œuvre de Kiki Smith est également un véritable bestiaire peuplé essentiellement de loups faméliques, de fauves, de biches et d’oiseaux. Le corps de l’animal s’oppose, déchire, s’unit ou reflète l’humain et parfois donne naissance à des créatures hybrides tout droit sorties de la mythologie.

L’exposition « Catching Shadows »

Pour cette quatrième exposition à la galerie Lelong de Paris, Kiki Smith aborde la thématique de l’œil qu’il soit humain ou animal et de la vision. La recherche intellectuelle et artistique de Kiki Smith sur ce thème, bien qu’elle s’appuie sur une multitude de matériaux et de techniques (dessin, vidéo, photo, sculpture…) manque par moments de profondeur et penche vers une vision simpliste voire infantile (probablement voulue) des yeux et du regard.

L’on attendait plus d’une artiste qui a marqué l’art figuratif des années 90 par sa vision cinglante du corps.

Deux grands bronzes muraux attirent cependant notre attention. Ils représentent tout deux des femmes de face, nues, semblables à des sibylles modernes. L’une d’entre elles, aveuglée par les multiples ramages prenant directement racine dans ses orbites et sur lesquels sont perchés des oiseaux nocturnes, pourrait s’apparenter à une créature mythologique mi-femme mi-arbre, une Daphnée obscure en osmose avec la Nature. L’autre silhouette parsemée d’étoiles (notons l’ambiance nocturne récurrente dans ces deux œuvres) semble être en revanche la représentation figurée d’une constellation.

Enfin, en jetant un regard critique sur cette nouvelle exposition de Kiki Smith, on ne peut s’empêcher de remarquer le déséquilibre qu’il existe entre les sculptures et la production graphique de l’artiste et il devient dès lors difficile de trouver un lien entre les deux genres.

Les sculptures de Kiki Smith dégagent une expressivité extraordinaire, un talent affirmé, violent et efficace.

Les derniers dessins de l’artiste sont hésitants, empruntant la maladresse et la naïveté (maitrisée) du néophyte probablement dans le but d’extérioriser une souffrance intérieure.

En ce sens, l’œuvre de Kiki Smith aurait pu se rapprocher des travaux de Dubuffet et des recherches menées sur l’art brut : Retrouver un art détaché de toutes références culturelles et intellectuelles, revenir aux sensations d’un art pur, brut, exutoire psychologique offrant la possibilité, comme l’évoquait Antonin Artaud, d’arriver à que tout ce qu’il y a d’obscur dans l’esprit, d’enfoui, d’irrévélé se manifeste en une sorte de projection matérielle.

Le résultat est cependant décevant et l’on on ne parvient pas à ressentir dans les ultimes dessins de Kiki Smith les sensations que dégagent ses sculptures. Il est dès lors difficile de se défaire de l’idée d’être face aux dessins d’un enfant à qui on a demandé de coucher sur le papier ses angoisses les plus profondes et l’on préfèrera à une estampe telle que Hello Hello, les œuvres psychédéliques de Madge Gill ou de Marguerite Burnat-Provins.

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